M LE MONDE – A l’île de Ré, le massacre oublié des troupes de Buckingham

Article publié sur M Le Monde le 30/05/2024

Par Frédéric Zabalza (La Rochelle, correspondant) – Publié le 30/05/2024 à 7h00 – M Le Monde

En 1627, en plein siège de La Rochelle, plus de trois mille soldats britanniques furent taillés en pièces par les Français sur l’île. Une association veut consacrer un lieu de mémoire à cet épisode des guerres de Religion.

L’association Ile de Ré Patrimoine souhaiterait engager des fouilles dans les marais salants de La
Couarde pour retrouver les traces du massacre de 1627

Un paysage de carte postale, vert et bleu, typique de l’île de Ré. Des marais salants à perte de vue, traversés par une piste cyclable et des touristes en selle qui n’imaginent pas frôler les fantômes d’un carnage oublié. « C’est une tragédie shakespearienne qui s’est jouée ici », soupire Indalecio Alvarez, 54 ans, cofondateur et président d’Ile de Ré Patrimoine. L’association créée par des passionnés d’histoire locale vient de découvrir, au bout de quatre ans de recherches, le lieu où s’est déroulée la terrible et peu connue bataille du pont du Feneau, en 1627. Cette année-là, l’armée catholique de Louis XIII y a massacré entre trois mille et trois mille cinq cents soldats anglais et irlandais, mais aussi des huguenots français, sous les yeux de leur chef, Georges Villiers, le célèbre duc de Buckingham dont Alexandre Dumas a fait une figure romanesque dans Les Trois Mousquetaires.

Si un lieu-dit Feneau existe aujourd’hui non loin de là sur l’île de Ré, il ne correspond pas à la description laissée par Jacques Isnard, auteur au XVIIe siècle du Siège du fort de Saint-Martin et fuite des Anglais de l’île de Ré (2e édition de 1902, Hachette-BNF). Le chroniqueur, relatant le repli des troupes anglaises au nord de l’île, prend pour repère l’ancien domaine de la Davière.
Depuis là, il indique qu’il faut marcher le long d’une « chaussée bordée par un fossé plein d’eau (…) et d’immenses salines, qui aboutit à trois ou quatre cents pas plus loin à un petit pont de bois, (…) tourne à droite pendant quatre-vingts pas environ, puis à gauche pendant près de deux cents pas et (…) fait un coude de cent vingt pas pouvant donner accès à six cavaliers de front ».

Fouilles archéologiques

Cette chaussée serait donc aujourd’hui à l’emplacement de la piste cyclable reliant La Couarde-sur-Mer au Fier d’Ars. Et le pont du Feneau, construction en bois, a sans doute disparu peu après la bataille. Les passionnés d’Ile de Ré Patrimoine ont réuni un « faisceau de présomptions » pour assurer que les lieux de la bataille du pont du Feneau se situent donc dans ces marais salants de La Couarde.

« Dans les fossés remplis de cadavres, l’eau était rouge de tout le sang versé, visualise Indalecio Alvarez, journaliste à l’AFP, qui s’est beaucoup documenté sur le sujet. Les officiers qui refusaient de se rendre étaient achevés sur place sous les yeux des camarades qui avaient réussi à passer le pont et regardaient, impuissants, de l’autre côté du chenal. » Des témoignages de vieux Rétais confirment que la vase des marais a parfois recraché un boulet de canon, une balle de mousquet, voire des ossements.

Des fouilles archéologiques achèveraient de valider le travail de l’association. C’est pourquoi, en septembre 2023, Indalecio Alvarez a contacté Benjamin Deruelle, professeur d’histoire à l’université du Québec, à Montréal, et spécialiste des guerres de l’époque. « Perdre trois mille à trois mille cinq cents hommes alors que le siège de La Rochelle a commencé et que l’Angleterre est dans une situation interne difficile, entre la monarchie qui veut de l’argent pour faire la guerre et le Parlement qui ne veut pas lui en donner, cela accroît les tensions politiques à Londres, jusqu’à l’explosion de la première révolution anglaise, en 1642 », explique l’historien.

Vestiges iconographiques

Benjamin Deruelle a accepté de former un comité scientifique pour soutenir le travail d’Ile de Ré Patrimoine. L’ont rejoint Pauline Lafille, maîtresse de conférences d’histoire de l’art à l’université de Limoges, et Mathieu Vivas, maître de conférences en archéologie à l’université de Lille, ainsi qu’un étudiant québécois qui prépare une thèse sur ce haut fait d’armes éclipsé par la prise de La Rochelle par le cardinal de Richelieu en 1629.

Cet épisode méconnu est pourtant l’objet d’une iconographie importante. Plusieurs peintures et gravures illustrent les affrontements de 1625-1627, dont un tableau de Laurent de La Hyre, La Défaite des Anglais en l’île de Ré par l’armée française le 8 novembre 1627, acquis chez Sotheby’s en 2009 et restauré par le Musée de l’armée, aux Invalides, à Paris. Au-dessus du champ de bataille, il représente en arrière-plan la « maison forte protestante » mentionnée par Edward Herbert de Cherbury, historien britannique contemporain de la bataille, dans son ouvrage The Expedition to the Isle of Rhe (« l’expédition à l’île de Ré », réédité par Hanse, 2018, non traduit).

Or, c’est l’un des indices retrouvés par l’association, cette demeure existe toujours, comme son enclos du XVe siècle. Propriété privée, elle pourrait être au coeur d’un projet imaginé par Ile de Ré Patrimoine, qui souhaite créer un lieu de mémoire inspiré des musées et des sites d’autres grandes batailles historiques, comme celui de Waterloo, en Belgique, ou des plages du Débarquement en Normandie. Un centre d’interprétation serait le point de départ d’une visite des différents lieux emblématiques du siège de l’île de Ré, formant un « arc mémoriel des guerres de religion ».

Indalecio Alvarez réunira le 6 juin le comité scientifique de l’association pour présenter le projet, intitulé « 400 ans : le siège de l’île de Ré », qui pourrait avoir un retentissement outre-Manche. Le président de la région Nouvelle-Aquitaine, Alain Rousset, a déjà prévu une petite enveloppe de 6 000 euros pour accompagner le démarrage. L’institution promet « une seconde phase plus importante », en 2025, avec, entre autres, l’objectif de lancer une campagne de fouilles archéologiques dans les marais, pour retrouver les traces de l’armée de Buckingham.

Frédéric Zabalza (La Rochelle, correspondant)